19 Mai 2018
« …J’ai 23 ans. Je suis une jeune femme. J’ai été victime d’un abus de pouvoir parce que je réclamais justice… »
Ici je reprends les mots d’une victime des dérives de notre société. Quand je lui ai demandé d’en parler en précisant les détails, elle m’avait l’air d’hésiter. Pourtant, elle semblait connaître ce que la loi stipule dans ce genre de situations. Mais elle a quand même gardé silence. Pourquoi ? Est-ce la peurqui arrive à fermer de force la bouche des personnes qui connaissent leur droit? Est-ce parce qu’elle jugeait que ce n’était pas trop important ? Est-ce parce qu’elle savait que de toute évidence elle n’obtiendrait jamais justice ? Ou est-ce parce que l’habitude de se taire en toutes circonstances, de se contenter de subir en silence, ne s’arrêtera jamais ?
Nombreuses sont les familles en Haïti où l’on apprend aux jeunes filles à se taire, à ne pas répliquer, d’où découle finalement leur peur d’oser. Cette pratique s’étend même jusqu’à notre adolescence. Elle nous tient la main même une fois rendues adultes, et persiste jusqu’à notre vieillesse, si nous ne décidons pas d’y mettre un terme. Il nous faut reconnaître que ce n’est pas une tâche bien facile. Cela demande toute la mise en place d’un processus de réapprentissage. Se défaire de ce qu’on a toujours su pour apprendre de nouvelles choses. S’isoler pour mieux se conditionner à une nouvelle formation psychique, psychologique. Se défaire des principes acquis tout au long de notre enfance et notre adolescence, pour en arriver à dépasser ces barrières afin d’atteindre ce niveau d’épanouissement auquel nous sommes toutes appelées à vivre.Savoir ce qu’on doit faire et le faire, ce sont deux choses, cela demande du courage. Le courage d’affronter sa peur, d’affronter cette société qui nous a ainsi construites. Le courage de mettre en pratique cette nouvelle façon de penser sa vie en tant que femme. J’ai eu la version de l’histoire de cette jeune femme. Mais je suis certaine que l’agresseur aura une version, lui aussi, parce qu’il est situé de l’autre côté du canon…
« … Je connais mes droits. Je suis universitaire, étudiante en quatrième année à la Faculté IERAH/ISERSS. Je sais que j’aurais dû porter plainte. On était plusieurs quand il… Mais les autres m’ont dit de laisser tomber, alors… »
Ils étaient huit à revenir de cette fête, exactement six garçons et deux filles. Deux d’entre eux, dont une fille et un garçon prirent un taxi moto pour rentrer, quand, après avoir traversé le carrefour de Delmas 33, une camionnette percute la motocyclette qui tombe avec les trois personnes, faisant un blessé. Le reste de la troupe rejoint leurs amis et tous commencèrent par demander au chauffeur de la camionnette de les conduire à l’hôpital, comme la coutume le veut. Mais il refusa catégoriquement. D’autres taxis motos vinrent grossir les rangs, ce qui donna naissance à un brouhaha qui se calma avec l’arrivée de deux agents de police, dont une femme. L’un des agents, l’homme, a reconnu le chauffeur. Il lui donna la main, et demanda aux deux véhicules de libérer l’entrée du carrefour et de se ranger sur le côté. Il se déplaça et descendit un peu plus bas. C’est le chauffeur de la camionnette qui prit la parole le premier. Il raconta sa version des faits.
« … Il mentait et disait que la moto avait tort alors que nous avions été témoins de la scène. Alors cela nous a révoltés. On demandait aux policiers d’exiger du chauffeur qu’il prenne ses responsabilités en amenant notre ami à l’hôpital et en payant les frais. Mais ils nous ont clairement dit qu’ils n’avaient pas affaire à nous, mais aux chauffeurs. Alors j’ai demandé en haussant le ton, surtout parce que j’étais en colère, et non à cause du brouhaha, ce qu’on allait faire du blessé. C’est alors qu’un homme, qui avait la main droite bandée s’approcha de moi, et me demanda avec colère : « Ou fout konn kondi w’ap vinn foure dyòl ou a? ». J’ai répondu oui avec fermeté. Cela s’est passé vite, tellement vite que je ne l’ai pas vu venir. Il fit rapidement un pas en arrière pour prendre du recul, et sortit une arme qu’il frappa avec rage sur ma poitrine, en disant : « kondi sa ». Je me suis mise à hurler tant j’étais en colère. Deux de mes amis m’ont attrapée par le bras pour me forcer à me calmer. Un ami, étudiant à la Faculté des Droits et des Sciences économiques et qui était présent aussi, a demandé aux policiers de réagir, en évoquant des articles ayant rapport à la protection des droits des civils. Pour toute réponse, ils lui ont simplement demandé de quitter les lieux…»
Un groupe de jeunes contre un seul homme se voit contraint de faire profil bas. Pourquoi ? Parce que l’homme en question est en possession d’une arme, qu’il ne se gêne pas de brandir en présence de deux agents portant l’uniforme de la Police Nationale d’Haïti, agents qui n’ont pas daigné réagir. Cette situation est aussi révoltante que toutes les injustices qui courent les rues de Port-au-Prince. Ce n’est pas un simple fait qui peut être jeté aux oubliettes. Ceci montre clairement qu’en Haïti, le droit à la parole, le droit à la justice, sont des droit foulés aux pieds par ceux-là même qui devraient faire appliquer la loi. Pourquoi les policiers n’ont-ils pas réagi ? Ils n’ont pas même demandé à l’homme de s’identifier, d’exhiber un permis de port d’arme, ils ne l’ont pas arrêté pour violence sur femme. Pourquoi la policière n’a manifesté aucun intérêt pour le droit de la jeune victime, étant elle-même une femme ? Frapper quelqu’un est un délit. Mais frapper ainsi en plein public, devant des agents de l’ordre, c’est une honte pour la justice haïtienne. L’abus de pouvoir, selon le Code pénal haïtien, est condamné par la loi. Mais quand un policier en civil agresse un citoyen, qu’en dit la loi ? Doit-il être jugé comme un civil ou doit-il être jugé comme un policier ? Selon l’article 159 du Code pénal, lorsqu’un officier public, soit civil ou militaire, participe à des crimes ou délits qu’il était supposé réprimer, il doit être puni tel que stipulé dans le Code aux articles 144 et suiv. 147, 281. La loi le stipule clairement, mais combien de fois elle a été appliquée ? Elle est claire, mais cette jeune femme aurait-elle obtenu justice si elle avait porté plainte ? Combien de fois, dans notre cher pays, la victime est déclarée coupable ?
« … Une crise d’asthme m’a enlevé toute faculté. Mes amis avaient décidé de laisser tomber parce que de toute manière on n’aurait pas droit à la justice ce soir. Ils me portèrent pour traverser la rue.Ce n’est qu’en prenant un autre taxi moto qui suivait de près le déroulement des événements que j’ai compris ce qui s’est passé. Le chauffeur nous apprit que le type qui m’avait agressée était lui aussi un policier et que les deux autres agents sont ses amis. Il n’était simplement pas de service cette nuit-là… »
Les témoignages utilisés dans ce texte sont véridiques. La victime souhaite garder l’anonymat.
Syndia M. LOUIS