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Bella Tchaw, un autre témoignage obscène de la décadence de la société haïtienne

CP: Gio Casimir

CP: Gio Casimir

            Pour l’anniversaire d’une bonne amie à moi, d’autres amis se sont joints à nous et nous sommes partis tous ensemble en quête de plaisir, d’alcool et de sensations fortes. Et dans une Port-au-Prince endormie où seuls les fêtards et les chercheurs de vie fuient leurs lits, nous avions échoué à Pétion-ville dans un bar huppé où la Prestige se vend à 200 gourdes et où le Dj n’était pas trop mal. Vers 2 heures du matin, bière en main, excitée, sourire béat sur lèvres, je me trémoussais à côté de la piste tout près de mes amis quand tout à coup, le Dj interrompt la chanson et mit Bella tchaw de Black Mayko – Tbabas – Valmix1. Cela me fit l’effet d’une douche froide. Cette chanson est une version d’artistes haïtiens de la chanson originale Bella ciao, chant popularisé tout récemment par la série télévisée La casa de papel et par Maître Gims.

            En vérité, l’origine de la chanson semble remonter à si loin qu’elle devient un peu confuse à mesure que l’on creuse. La plus ancienne version que j’ai trouvée est celle qui racontait la vie des femmes qui travaillaient dans les rizières d’Italie en tant qu’esclaves et que Giovanna Daffini, une chanteuse populaire italienne, chantait en 19262. Dans les rizières du Vercelli et de la Lomellina, dans la plaine du Pô, elle s’imprégna des chants des mondine3. Voici un extrait de la version originale telle que chantée par les mondine.

Alla mattina appena alzata Le matin, à peine levée
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
Alla mattina appena alzatao Le matin, à peine levée
In risa mi tooca andar À la rizière je dois aller
E frag li insetti e le zanzare Et entre les insectes et les moustiques
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
E frag li insetti e le zanzare Et entre les insectes et les moustiques
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Un dur lavaro mi tocca far Un dur labeur je dois faire
Il capo in piedi col suo bastone Le chef debout avec son bâton
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
Il capo in piedi col suo bastone Le chef debout avec son bâton
E noi curve a lavorar Et nous courbées à travailler
O mamma mia o che tormento O bonne mère quel tourment
_
Ed ogni or ache qui passiamo Et toutes les heures que nous passons ici
Noi perdiam la gioventù Nous perdons notre jeunesse
Ma verrà un giorno che tutte quante Mais un jour viendra que toutes autant que nous sommes
Lavoremo in libertà. Nous travaillerons en liberté.

              Il existe un autre chant révolutionnaire ou porté sur la révolte et plus politique datant de la même époque que Bella ciao, comme chant de mondine, La Lega4; ou Seben Che Siamo Donne. Je partage avec vous le premier couplet et le refrain qui m’ont particulièrement touchée :

Sebben que siamo donne Bien que nous soyons des femmes
Paura non abbiamo Nous n’avons pas peur
Per amor di nostri figli (bis) Pour l’amour de nos enfants
In lega ci mettiamo Nous entrons dans la ligue
Olioliola Refrain
_
Per amor di nostril figli Pour l’amour de nos enfants
E la lega crescera Et la ligue grandira
E noï altri lavoratori Et nous autres travailleuses
Vogliamo la liberta Voulons la liberté.

            Certaines chansons mériteraient à elle seules un livre, racontant leur création, leur époque et leur auteur. Comme Le Temps des cerises, une des chansons de révolte les plus populaires de France, la chanson Bella ciao est un classique pour l’Italie. Une simple petite recherche sur internet nous mène vers les liens les plus populaires. Nous y découvrons que la version de la chanson Bella ciao, récupérée comme chanson révolutionnaire italienne, célèbre l’engagement dans le combat mené par les partisans, résistants pendant la Seconde Guerre mondiale opposés aux troupes allemandes et au régime fasciste italien. Dans le cadre d’une guerre civile, en fin 1944, elle a été réécrite pour les besoins de la circonstance. Voici la version popularisée et utilisée encore aujourd’hui comme hymne de la résistance italienne:

Un matin, je me suis réveillé Una mattina mi sono alzato
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
Un matin, je me suis réveillé Una mattina mi sono alzato
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
_
Ô ! Partisan emporte-moi O partigiano portami via
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
Ô ! Partisan emporte-moi O partigiano portami via
Je me sens prêt à mourir Ché mi sento di morir
_
Et si je meurs en partisan E si io muoio da partigiano
O bella cia bella ciao, ciao, ciao O bella cia bella ciao, ciao, ciao
Et si je meurs en partisan E si io muoio da partigiano
Tu devras m’enterrer Tu mi devi seppellir

           Ici l’on voit bien le changement d’orientation du texte de Bella ciao qui raconte l’histoire d’un futur partisan qui s’apprête à combattre un envahisseur. Il prévient sa bien-aimée qu’elle devra déposer une fleur sur sa tombe s’il meurt au combat. Cette tombe honorera sa mémoire d’homme « mort pour la liberté ». Certes, le texte a été retravaillé, mais le sens, l’aura qui s’en dégage restent les mêmes.

           Maintenant découvrons un extrait de la version populaire qui joue dans différents taptap, taxis de moto, bars et festivités de la capitale et de ses environs en Haïti.

Refren ( 2 fwa) Refrain (2 fois)
Nou konn taktik la Vous connaissez la tactique
Nou konn prensip l’an, Vous connaissez le principe
Bella Tchaw, Bella Tchaw, tchaw Bella Tchaw, Bella Tchaw, tchaw
Laylalay, lalaylalay... Laylalay, lalaylalay...
Men fòk ou lave latchaw Mais vous devez vous laver le cul (le vagin)
_
Pa anmède m,    Ne m’ennuyez pas,
Pa kritike m, Ne me critiquez pas,
Pa di m sanwont, Ne me dites pas sans gêne,
Pa di m nève manman Ne dites pas que je suis fâché ma belle
Ti dlo, ti savon, Un peu d’eau, un peu de savon,
M pral ba w pou bella Tchaw Je vais te donner pour bella tchaw
(vous laver le cul ou le vagin)
_
Madan marye, Femme mariée,
Pa vin sou moun Ne venez pas en public,
Pa vin fè stil, Ne faites pas l’intéressante
Pa vin kole m manman Ne vous frottez pas à moi,
Ti dlo, ti savon, Un peu d’eau, un peu de savon,
M pral ba w pou bella Tchaw Je vais te donner pour bella tchaw
(vous laver le cul ou le vagin)

            Les chansons populaires connaissent souvent diverses versions et parfois une seule nous parvient au fil du temps. Est-ce cette version de Bella ciao que nous voulons laisser à notre postérité, nous, en Haïti ? À cause de son rythme entraînant, elle a la capacité de faire vibrer les foules. C’est pour cette raison que, historiquement, elle a été utilisée à maintes occasions, avec de nombreux objectifs, par certains révolutionnaires mais d’autres avec des buts purement commerciaux. Et aujourd’hui, des Haïtiens en font une chanson injurieuse pour les femmes, une chanson qui excite le bas ventre, booste notre consommation d’alcool tout en nous faisant vider nos bourses. Oui, je n’oublie pas que l’un de nos artistes, qui a été président de la République, a été l’un des plus vulgaires que nous avons connus. Il a popularisé tant de « mots lourds » à avaler et a été si méprisant envers les femmes, qu’il se place immédiatement dans la case de ces chanteurs de Bella Tchaw.

          Le fait que cette chanson ait pu être diffusée sans susciter un grand scandale public est-il le résultat de notre inculture, de notre méconnaissance des histoires révolutionnaires populaires ailleurs dans le monde entier? Est-ce la conséquence de l’éducation au rabais dans nos écoles, qui nous cloisonne avec la révolution des esclaves de St-Domingue (certes grandiose et qui ne perdra jamais de sa valeur) et de quelques révolutions en Amérique du Sud avec lesquelles nos histoires sont plus au moins liées?

            On pourrait penser qu’à cause de l’ancienneté de cette chanson, elle pourrait avoir perdu de sa valeur et de son sens dans la culture révolutionnaire. Mais non. Voici par exemple deux faits relatés dans les journaux quant à l’utilisation de Bella ciao dans le monde. Le 6 juin 20185, un drôle d’accueil attendait le nouveau ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, à l’aéroport de Rome. De nombreux syndicalistes ont entonné Bella ciao pour exprimer leur désaccord face à la politique d’immigration de son gouvernement. Le 5 juillet 20186, des militantes des droits de la personne de Gaza ont utilisé Bella ciao pour célébrer la Grande marche du retour, une manifestation pour commémorer l'exode palestinien de 1948 lors de la première guerre israélo-arabe et pour exprimer leur désaccord concernant les politiques d’Israël vis-à-vis du peuple palestinien. Ces deux faits témoignent bien que la chanson n’a pas été effacée des mémoires et que des gens dans leurs pays respectifs s’en servent toujours comme outil pour défendre leurs causes. Des causes, nous n’en manquons pas ici en Haïti, parce plusieurs de nos droits fondamentaux ne font pas l’objet du respect attendu de la part de nos gouvernants. Est-ce rêver trop haut que de vouloir entendre, dans une manifestation populaire contre la corruption et le favoritisme de l’État haïtien, des gens entonner Bella ciao avec à l’esprit toute la portée révolutionnaire de la chanson? Ou est-ce trop demander de chanter un Bella tchaw avec des paroles pour la révolution du bien-être populaire en foulant le béton avec notre soleil de plomb comme témoin ?

            Outre Maître Gims, plusieurs chanteurs ont également repris, avec plus ou moins de succès, la mélodie marquante de cette chanson, parmi lesquels Yves Montand et Manu Chao. Mais c’est Maître Gims qui a enflammé les réseaux sociaux et donné matière à écrire à de nombreux journalistes en France pour sa reprise de la chanson qu’il a transformée en une ballade amoureuse. Qu’en est-il ici en Haïti ? Sommes-nous à ce point insensibles par le fait que cette chanson a donné du courage à des militantes ouvrières puis à des militants antifascistes qui devaient faire face à la mort pour continuer leur lutte ? Qu’est-il arrivé à ce peuple d’anciens esclaves qui, il y a de cela deux siècles, scandaient liberté ou la mort contre leur oppresseur ?

            Je trouverais de nombreuses raisons au fait que cette chanson obscène est produite et diffusée partout dans le pays, mais ce n’était pas l’objectif de cet article. Son objectif était d’attirer l’attention du plus de monde possible sur cet affront aux luttes révolutionnaires passées, présentes et futures. Un affront au passé de cette chanson qui a été produite et entonnée par des femmes se révoltant contre les mauvaises conditions de travail des rizières d’Italie. Un affront contre les femmes courageuses de ces rizières et contre toutes les femmes en général d'aujourd’hui que la chanson exhorte à aller se laver le cul (ou le vagin). Beaucoup d’autres choses méritent d’être dites à ce sujet, comme les raisons socio-historiques qui expliquent que ce genre de musique soit accepté et apprécié par notre société. En quoi est-ce un problème pour nous? Quelles sont les pistes de solutions pour pallier ce problème ? Mais je préfère laisser la place à d’autres, dans la perspective d’un dialogue productif et ouvert qui mènera vers une société nécessairement plus consciente et respectueuse.

Èvia Dòsenvil

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1 La chanson est de style rabòday et, comme la plupart des chansons de ce genre, les paroles sont extrêmement injurieuses contre les femmes. Ici je ne souhaite pas critiquer le style rabòday même si la nécessité est présente. Je n’oublie pas que, malgré ce style très porté sur les grivoiseries, il a l’avantage de mettre cruellement à nu certaines réalités sur lesquelles nous fermons les yeux. Et je n’oublie pas non plus que les gens ont bien besoin de s’oublier sur un rythme carnavalo-ludique pour mettre de côté, pendant un moment, la dure réalité de la vie. Cette chanson est disponible pour écouter librement sur ce lien https://m.soundcloud.com/skyfmhaiti-radios/bella-tchaw-black-mayko.tbabas-valmix
https://mobile.agoravox.fr/culture-loisirs/article/o-bella-ciao-histoire-breve-d-une-203904
3 Une Mondina ou au pluriel mondine est une ouvrière saisonnière des rizières des plaines fertiles arrosées par le fleuve Pô en Italie.
4 La lega ou la Ligue est, comme Bella ciao, une chanson de lutte italienne originaire de la région de Padoue et chantée par des femmes ouvrières agricoles, symboles de la lutte contre les patrons à la fin du XIXè siècle.
5https://francais.rt.com/international/51455-italie-syndicalistes-accueillent-matteo-salvini-bella-ciao
6http://www.agencemediapalestine.fr/blog/2018/07/08/bella-ciao-les-militants-de-gaza-utilisent-le-celebre-chant-antifasciste-pour-celebrer-la-grand-marche-du-retour/

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