16 Novembre 2018
Le 17 octobre dernier constituait l’un des rendez-vous marquants de l’histoire du mouvement Kot kòb Petro Karibe a[i]. Ce matin-là, la tension était palpable partout, et particulièrement chez moi avec ma mère assise devant la télévision. Elle disait tout haut ce que ce je pensais tout bas, que ce serait une bonne chose si des milliers de gens prenaient les rues pacifiquement, que cela enverrait un message clair et puissant. Ravie de voir ma mère partager mon opinion sur une chose qui me tenait à cœur, j’ai oublié toutes mes craintes quant à son refus potentiel de me voir participer à ces manifestations et je lui ai annoncé ma décision de prendre la rue moi aussi. La violence de sa réaction, totalement contraire à sa déclaration quelques minutes plus tôt, m’a fait comprendre que les premiers obstacles qui se présentent à toute personne qui veut militer pour une cause se trouvent auprès des membres de sa famille.
Les arguments de ma mère étaient semblables à ceux de nombreuses personnes de mon entourage, mais ici je ne vais en examiner que trois. Le premier nous fait comprendre que notre peuple a un passé très agité quand il s’agit de mouvements sociaux. Mais aucun depuis la chute des Duvalier, en passant par les deux départs d’Aristide du siège présidentiel et les mouvements contre la faim sous Préval, n’a servi à quoi que ce soit. Beaucoup de gens sont morts, surtout des jeunes de mon âge, mais nous sommes toujours misérablement traités par nos gouvernements. Le second argument est la peur de voir quelque chose de mal m’arriver durant les manifestations. Que je prenne une balle ou que je disparaisse dans l’un des cachots surpeuplés d’une prison civile. Et le dernier, c’est le refus de voir sa fille participer aux violences des manifestants : vitres brisées, pneus enflammés, pillages, et autres. Ce serait dangereux, et je n’ai pas été élevée ainsi.
À quoi cela nous a servi de lutter dans le passé ?
Je fais partie de la génération née dans les années 1990, d’où le fait que je n’ai pu entendre parler des différents mouvements sociaux cités plus haut qu’à travers la perspective des autres. Et pour cela, argumenter sur cet aspect n’est pas un terrain où je veux m’aventurer pour l’instant. Mais, j’avancerai cette opinion de Theodor Heuss (ancien président de l’Allemagne 1949 – 1959) qui dit que : « La démocratie n’est pas l’assurance du bonheur, mais le résultat d’une éducation politique et de convictions démocratiques ». Éducation politique ? Cela semble très loin pour nous ici en Haïti, où notre système éducatif n’est pas adapté à nos besoins, et où tout le monde hésite à parler politique par crainte de se voir indexer de magouilleur, ou parce que la peur viscérale issue des décennies de dictature des Duvalier nous a imposé un lourd silence quant à la gestion de la chose publique.
La démocratie n’a jamais été une destination, mais plutôt un horizon large et varié. Et ceux qui pensaient qu’après mai 1986 Haïti deviendrait rapidement une république démocratique où l’état de droit sera instauré, démontre clairement que l’éducation politique était une chose nécessaire pour le peuple et encore plus aujourd’hui puisque nous ne faisons que payer nos erreurs passées. Pour Locke[ii] l’éducation et la politique sont très liées, car l’une a pour tâche de former les individus à vivre ensemble et l’autre est l’art de gouverner, mais gouverner par les meilleurs d’entre ces mêmes citoyens. Dans un pays comme le nôtre où l’on s’y intéresse peu ou mal, il faut vraiment avoir le désir d’apprendre et faire des recherches pour s'éduquer politiquement.
Les difficultés surgiront de toute part si l’on veut s’y adonner. Prenons l’exemple des personnes ayant un faible statut socio-économique (le cas de la grande majorité de la population haïtienne), elles ne pourront pas accorder beaucoup de leur temps à la vie politique. Soit parce qu’elles en sont exclues, soit parce qu’elles passent la plupart de leur temps à essayer de survivre dans des mauvaises conditions de travail, si tant est qu’elles aient la chance d’en avoir un. L’éducation politique comporte de nombreux enjeux, c’est pourquoi elle doit être basée sur le dialogue, le débat et une position critique face aux faits. Parce que la nature des concepts et des idées partagés pourrait grandement affecter la position politique des gens dans le futur. Il faudrait que nous mettions sur pied des lieux de rassemblement pour parler librement de nos conditions de vivre ensemble. Utilisons alors des bars, les galeries de nos amis, les places publiques ou les cours des universités.
Violences aux manifestations et violences des manifestants.
Comme vous, comme moi, les personnes qui décident de braver le danger et de prendre les rues sont faites de chaire et de sang. Elles ont une famille, des proches et des amis. Elles ont peur, mais savent qu’elles ont également une responsabilité, celle d’assurer un avenir meilleur pour leurs enfants et pour leur pays. Et ceci ne se réalise que par la voix de la protestation lorsque les choses tournent mal. C’est notre devoir citoyen de protester, de faire entendre nos opinions quant à la gestion de la cité lorsque celle-ci n’est pas adéquate. Cependant, nos vies nous sont chères et il faut bien se protéger. Certaines précautions doivent être prises lorsqu’on décide de participer aux manifestations, il n’y a aucune raison pour qu’impérativement cela se termine mal.
Voici quelques conseils[iii] pour vous aider avant les manifestations : il faut éviter de venir seul, de préférence joignez-vous à des gens qui partagent les mêmes objectifs que vous et que vous connaissez. N’apportez par sur vous des papiers ou votre téléphone portable qui seraient des sources compromettantes pour votre identité et votre adresse au cas vous vous feriez attaquer ou arrêter. Mais de préférences apportez sur vous les contacts d’un avocat ou d’une personne de confiance à appeler en cas d’urgence. Apportez de l’eau, de la nourriture et un sérum physiologique en cas de contact avec du gaz lacrymogène. Et habillez-vous de manière légère, avec des vêtements pas trop amples, des chaussures confortables, apportez aussi une serviette et une casquette. Durant les manifestations, il ne faut pas rester au même endroit trop longtemps, soyez attentifs à votre environnement et protégez les gens qui vous entourent. Ne cédez pas à la panique lors des mouvements de foule, il faut éviter de crier ou de courir inutilement. Si vous vous faites arrêter, il serait utile de crier votre nom et un numéro de téléphone à contacter aux personnes présentes. Et lorsque tout est terminé après la manifestation, ne partez pas tout de suite chez vous. Il serait préférable que vous vous rencontriez dans un point de rendez-vous préalablement convenu avec votre groupe. De cette façon, vous pouvez prendre des nouvelles des autres membres du groupe, discuter de la manifestation, de ce que vous avez observé ou ressenti et vous organiser pour la prochaine fois. À noter, ce n’est pas très prudent également de rentrer seul chez vous, et il faudrait penser à changer de vêtements si nécessaire.
Mais à présent, qu’en est-il des violences perpétrées par les manifestants eux-mêmes ? Est-ce qu’on est obligé d’y participer ? De même que l’action de venir manifester a été volontaire, vous gardez votre libre arbitre concernant tout ce qui s’y passe. Et y participer ne veut pas dire que vous cautionnez tout ce qui s’est passé lors de la manifestation. C’est pour cela qu’il faut bien veiller les uns sur les autres, partager les informations de manière organisée et ainsi vous pourriez facilement identifier un individu malveillant qui est venu avec d’autres idées en tête. Et plus tard, discuter en groupe sur comment freiner cet individu dans ses actions.
Les violences des manifestants sont-elles nécessaires ? Cette question est très controversée et j’ai mis beaucoup de temps et d’hésitation pour m’en faire une opinion. D’abord, si l’on compare les violences perpétrées par les responsables de notre gouvernement qui ne se soucient guère de notre bien-être, ceux des manifestants semblent alors très dérisoires. Ensuite, il faut comprendre que le plus souvent, il y a toute une liste d’actions qui ont été déjà menées. Et que la violence est le dernier recours, puisque nos dirigeants eux-mêmes ne comprennent que ce langage. Mais aussi, je suis consciente que la violence dans les manifestations n’est pas une solution passe-partout, je la vois plutôt comme un outil qu’il faut utiliser avec parcimonie. Il y a bien des moments où elle est utile et nécessaire, les évènements des 6 et 7 juillet en témoignent. En revanche, une certaine « fétichisation[iv] » de la violence est à éviter. Fétichiser c’est croire qu’exprimer la colère du peuple par la violence brutale et anonyme est le seul outil révolutionnaire, que les pétitions, les conférences de presse, les manifestations pacifiques, ou sit-in, n’ont pas leurs importances dans la lutte. Il faut plutôt garder en tête nos objectifs, car certaines fois la violence peut nuire à l’image du mouvement et à l’orientation que l’on veut lui donner.
Pour finir, je dirais qu’il est temps ici chez nous que nous nous mettions à parler sérieusement de politique, et pas seulement cachés derrières nos écrans de téléphones ou grâce à l’anonymat des libres tribunes à la radio. Il faudrait que les débats sur la chose politique soient aussi nombreux que les débats qui suivent un match de football en pleine coupe du monde. Tous les secteurs doivent se rassembler et discuter des aspects de la vie nationale qui les intéressent. Parmi ces discussions, nous devrions envisager la création de syndicats et de commissions anti-répression des manifestants, pour protéger notre droit à la protestation. En dernier lieu, je profite de ces lignes pour rendre hommage aux victimes[v] qui sont mortes lors des manifestations du 17 octobre 2018. Que vos âmes reposent en paix !
[i] Ma traduction : « Où sont passés les fonds PetroCaribe? » Pour avoir plus d’informations sur les Fonds PetroCaribe et leur utilisation, cliquez sur ce lien http://lenational.org/post_free.php?elif=1_CONTENUE/tribunes&rebmun=832 Pour avoir plus d’informations sur le mouvement Kot kòb PetroCaribe a, cliquez sur ce lien https://amp.rfi.fr/fr/ameriques/20180820-fonds-petrocaribe-haitiens-demandent-comptes-classe-politique consulté le 4/11/2018
[ii] Halimi Suzy. Éducation et politique: Some Thoughts Concerning Education de John Locke (1693). In: XVII-XVIII. Revue de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°61, 2005. pp. 93-112. https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_2005_num_61_1_2043 [en ligne] consulté le 4/11/2018
[iii] Pour avoir plus de détails, vous pouvez consulter cet article sur ce site internet https://rebellyon.info/Conseils-en-manif-Mai-2018-15935 consulté le 4/11/2018
[iv] Pour aller plus en profondeur consulter cet article sur ce site internet https://rebellyon.info/Reflexions-sur-la-violence-en-16047 consulté le 4/11/2018
[v] Liste des noms des victimes de la manifestation nationale du 17 octobre 2018 fournie par le Sektè Demokratik Popilè (Secteur Démocratique Populaire) : Casimir Dieubeni, Duval Frantzy, Pierre Junelson, Mervil Jhonny, Alexandre Christelle, Baptiste Mercidieu, et Rosier Jean Kensonn. Que votre âme repose en paix !
Èvya Dòsenvil