11 Mai 2017
Je devais me rendre à mon activité de servitude volontaire ce matin-là. J’étais assise dans une camionnette pour me conduire au centre-ville de Port-au-Prince. Et, à mon habitude j’avais l’esprit ailleurs. Je devais m’échapper du paysage des marchandes de trottoirs de tous plumages, des passants qui esquivaient les motocyclettes, des détritus qui fleurissaient à chaque coin de rue, des gorges d’égouts bien ouvertes qui espèrent pouvoir se renfermer avec les petits pieds de nos écoliers, et des voitures en ligne brisée avec leurs pots d’échappement qui crachaient leur toxique fumée noire. C’est alors que mon attention se porta sur une jeune fille qui est montée aux environs de Martissant. C’était une écolière, de chez les sœurs assurément. Je pouvais en reconnaitre une à des milliers de kilomètres. Toujours, leur regard prenait le monde de haut avec leur air d’innocence et de retenue planifiée.
Elle avait sorti de son sac un cahier et griffonnait ses mots dedans. J’ai cru un moment qu’elle devait rédiger à la hâte un devoir négligé. Mais je me suis trompée. La page de son cahier avait les premiers balbutiements, les premiers pas hésitants, de l’écriture. Elle avait listé soigneusement et habilement ses personnages avec leurs caractéristiques majeurs et leurs rôles dans l’histoire. Les ratures, biffures, corrections et retouches étaient déjà très présents à ce stade de l’écriture. Elle peinait dans un paragraphe qui semblait être une description physique et psychique d’un de ses personnages. Anne-lee qu’elle le nomma.
En la regardant écrire par-dessus mon épaule, je fis un bond dans le passé. Je me revoyais après avoir dévoré un bouquin, et que mon imagination prit un booste. Me perdre dans mes pensées en revivant l’intrigue. Tout recréer dans ma tête en ajoutant mon grain de sel. Je me vis couchée dans mon lit gribouillant mes premiers mots dans un petit cahier. Je me souviens tout le plaisir ressenti en remplissant un cahier de 36 pages avec une histoire. Je me rappelai que mon majeur me faisait toujours très mal, parce que ma plume prenait appui dessus pour écrire, et que, ma paume était toujours tachée d’encre bleue. Dans les dernières pages de mes cahiers d’école, il y avait toujours une phrase d’un livre que j’aimais, un poème en prose que j’ai écrit, ou le début d’une histoire
J’adorais lire pour m’enfuir de mon existence de jeune adolescente sage, prude et effarouchée. Lire pour m’évader dans des contrés lointaines, traverser les mers, sillonner des continents, courir toute la galaxie, enjamber mon monde, passer au travers de ma réalité. Lire pour devenir ce que je voulais, capitaine d’un bateau, Alien aux pouvoirs extraordinaires, princesse rebelle du Nil, et autres. Le livre fut mon vaisseau de voyage dans le temps et l’espace, je pouvais partir à l’aventure, aller à la rencontre de l’autre, tordre ma réalité, la reconstruire à ma façon.
Je détestais être si limité dans mes actions, dans mes paroles. Dire qu’à cause de mon sexe, étant enfant, nombre de jeux, d’amis, d’expériences, de libertés, m’étaient interdits. Alors je prenais ses libertés dans les livres, dans mes écrits. J’osais lire ce que je ne pouvais faire, écrire ce que je ne pouvais dire. Je lisais pour vivre, et j’écrivais pour les expérimentées à ma manière. Lire était mon seul échappatoire d’une existence morne et réguler par mes parents. Et parce que je voulais toujours plus, ressentir encore plus fort les émotions, écrire fit partie de ma vie autant que lire.
Dans les livres, je retrouve mes meilleurs amis, ceux qui pensent comme moi, qui n’hésitent pas à dire ce qu’ils pensent et agissent en ce sens. Il n’y a que dans les livres pour faire la connaissance de ces êtres merveilleux, forts, fiers, égales à eux-mêmes. Je n’étais jamais rassasiée de cette soif de me reconnaître dans l’autre, alors je m’oubliais dans les livres, je m’y perdais littéralement, mon monde et le leur ne faisait plus qu’un, les contours et les limites se faisaient toujours plus pales. Aujourd’hui encore, je lis pour me retrouver, pour être la personne que la société m’empêche d’être, pour être moi.
Hervia Dorsainville
@moijelis